« Anatole Bernolu a disparu » de Pauline Toulet

Conseillé par Claude H, du groupe LITHIUM, dont l’acuité en matière de littérature humoristique exigeante n’est plus à démontrer, Antoine Bernolu a disparu de Pauline Toulet est le dernier coup de cœur, véritable petit bijou, de 2024 pour VIS COMICA. Il y a tout ce qu’on aimerait lire plus souvent qui nous change du courant littéraire chouiniste général, ou de la littérature gazeuse (qui s’évapore très vite sans ne laisser aucune trace) : passages savoureux, bonheurs d’écriture, digressions et formules jubilatoires, de l’ironie féroce contenue, pléthore de zeugmes, de la culture et de l’intelligence, une distanciation grâce au dialogue avec le lecteur très originale et maîtrisée, un regard critique et satirique élégant — et sans doute bien plus d’Oulipo crypté qu’il ne semble au premier abord (car il est question d’un « lipogramme géographique » auquel veut se livrer entre autres, le personnage principal et visible en partie sur la couverture), mais je ne suis pas parvenu à trouver où (Il faudrait peut-être lire Paul-Jean Toulet, homonyme de l’autrice, pour trouver des clés supplémentaires).  En refermant le livre impeccablement tenu jusqu’au bout, et sans rien dévoiler, on a tout de même hâte de savoir où il a disparu, ce satané Bernolu. En tout cas, superbe plume, esprit aiguisé, une grande autrice humoristique, elle, est apparue. Bientôt Bernolu réapparu ? On espèru.
> Présentation, podcast, revue de presse, extrait, sur la même page du site de l’éditeur, Le Dilettante, ici

Un autre extrait :
« Quelques minutes plus tard, Anatole mâchonne un sandwich assis sur un banc qui présente le double avantage d’être situé à proximité des éditions Marabout et en face d’un salon de coiffure baptisé Diminu’Tif, duquel s’échappent à intervalles plus ou moins réguliers des clients à la mine contrariée. C’est une réalité, personne n’est jamais sorti de chez le coiffeur avec une meilleure allure qu’en y entrant. Cette théorie largement intuitive mériterait qu’on l’étaye par des données chiffrées, pourquoi pas à l’aide de statistiques. Attribuer une note de désirabilité à chaque individu avant et après son passage chez le coiffeur, puis les comparer ? Ce à quoi réfléchit Anatole en mastiquant fermement. Oui, mais ladite note est tributaire de la subjectivité de celui qui l’attribue. Pour se prémunir de ce biais il faudrait que l’échantillon soit très grand, de sorte que les préférences individuelles de l’expérimentateur soient, pour ainsi dire, noyées dans la masse. Mais quand bien même, si l’observateur a une passion bizarre pour les franges de travers, les cheveux aux oreilles alors qu’on avait dit aux épaules, les carrés dissymétriques ? Il attribuera alors systématiquement une meilleure note après-coiffure.
Une manière de neutraliser le potentiel mauvais goût de l’évaluateur serait d’en engager beaucoup, on diminuerait ainsi le risque que la personne chargée de la notation ait un penchant malsain pour les mèches sur l’œil et les dégradés effilés. Donc il nous faut un large échantillon et de nombreux expérimentateurs, les choses se corsent, songe Anatole en s’essuyant la bouche. D’autant qu’une analyse comparée mettant en balance les coiffeurs-visagistes avec les simples experts du cheveu serait la bienvenue. Et cela vaudrait également la peine d’ajouter une variable géographique : est-on mieux coiffé à Châteauroux qu’à Gaillac ? À Villedieu-les-Poêles qu’à Bellebrune ?
À Angoisse qu’à Plurien ? On comprend l’idée. Anatole se promet de budgétiser bientôt le coût de l’étude, balaie les miettes de pain nichées dans les plis de son jeans, puis se lève pour regagner son bureau. Il ne nous en voudra pas de ne pas le suivre, car tout suggère que rien d’intéressant ne se produira entre ces quatre murs cet après-midi. Et puis nous sommes bien ici, le temps est bon et le spectacle garanti – oh, une raie zigzag, voilà belle lurette que nous n’en avions pas vu. »

Cet article a été écrit par Francis