Philippe Arnaud, Auteur de :le Rire des philosophes, Arlée, avril 2015. (29/12/2015)
(Article réservé initialement aux abonnés de Libération).
Le philosophe serait porté à la mélancolie, mais ils sont nombreux, de Aristote à Nietzsche, à prôner la pratique de l’humour et du rire.
Les vertus du rire pour notre corps et notre santé sont nombreuses, disent les psychologues. Le rire permet de réduire la perception de la douleur. Le rire est une drogue bienfaisante. Selon certains neurobiologistes, il y aurait des émotions communes d’amusement dont le rire et le sourire seraient l’expression.
«L’homme est le seul animal qui rit», affirme Aristote, qui ajoute : lorsque l’on rit, «la pensée est mise en mouvement en dépit de la volonté la plus ferme». Le rire donne une impulsion à la réflexion. Il est à la fois apaisant, stimulant, énergisant. Nous aiderait-il à penser le monde ? Et si le rire était éminemment philosophique, au fond ?
Certes, le but de la philosophie n’est pas de faire rire. Il ne faut pas rire, mais comprendre. On connaît le refrain, dont se servent évidemment tous les grincheux. Il n’empêche. On rit souvent dans les dialogues de Platon. Le Banquet, pour ne citer que ce texte, se termine dans un état de joyeuse ébriété. A la fin, il n’y a que Socrate qui a encore les idées claires.
Aristote est le premier philosophe à s’intéresser vraiment au rire. Au livre III des Parties des animaux, il analyse le rôle spécifique de différents organes du corps. Le rire, dit-il, est le résultat d’une contraction du diaphragme. Aristote donne une raison assez drôle, mais qui peut-être est vraie : l’homme rit parce qu’il est chatouilleux. La raison principale en est «la finesse de sa peau». Ici, le philosophe est très précis : on rit quand on vous chatouille sous les aisselles…
Tous les philosophes ne sont pas désopilants. Beaucoup se méfient du rire. Hobbes écrivait, au XVIIe siècle, dans The Elements of Law : «La passion du rire n’est rien d’autre qu’une gloire soudaine, et dans ce sentiment de gloire, il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui.» Il y a toujours un peu de mépris dans le rire. Ça, c’est l’opinion de Hobbes. Il n’a pas le dernier mot, évidemment, et on peut trouver de l’humour à beaucoup de philosophes. Pour n’en mentionner que quelques- uns : Pascal est drôle, contrairement à sa réputation ; Rousseau est parfois grincheux, mais il est souvent cocasse ; le pessimisme de Schopenhauer est souvent hilarant.
Descartes s’est beaucoup intéressé au rire. Dans son Traité des passions, il consacre des articles à la moquerie et à la raillerie, qui sont des passions particulières. Que dit Descartes ? Le rire est un phénomène physiologique. Le sang gonfle les poumons, l’air est expulsé et sort par le gosier – le «sifflet», dit-il, et fait éclater la voix. Dans le même temps, l’air pousse le diaphragme et les muscles de la poitrine et de la gorge, et enfin les muscles du visage.
C’est pour cela que lorsque l’on rit, on fait une drôle de tête. On est un autre homme. Remarquez que sur les photographies de nos passeports, il est interdit de rire ou de sourire. «Le sujet doit adopter une expression neutre et avoir la bouche fermée», disent les instructions du ministère de l’Intérieur.
Dans le Traité des passions, «Du ris» vient juste après une analyse de l’évanouissement, la «pâmoison». Il y a un rapprochement ici qui est tout sauf un hasard. Se pâmer, c’est défaillir, c’est tomber dans les pommes. Le rire nous fait-il chavirer ? Non, mais il nous fait tanguer, il nous secoue parfois rudement. C’est en cela que réside son principe euphorisant. Le rire est comme les montagnes russes. Pendant quelques secondes, nous sommes en apesanteur. Nous effectuons des loopings mentaux.
Cela dit, Descartes préconisait de rire modérément. A la princesse Elisabeth de Bohême, qui lui demandait s’il fallait être gai en toutes circonstances, Descartes répondait : ce ne sont que les joies «médiocres et passagères» qui sont accompagnées de rire. Mais il faut dire que la jolie princesse était neurasthénique ; Descartes n’entendait pas la bousculer.
On ne peut pas vivre dans le stress continuel – ni dans l’urgence permanente. L’air tendu est fatigant, à la longue. Quand on veut à tout prix inspirer confiance, c’est souvent l’effet inverse qui se produit. Bergson, dans son célèbre essai le Rire, paru en 1900, affirmait que le comique venait d’une certaine raideur. Le rire est relaxant. Charlie Chaplin a beaucoup joué sur l’aspect comique de la raideur mécanique. Gad Elmaleh manipule les mêmes ressorts. Le «blond» n’a jamais le nez qui coule. «Ses tomates restent bien parallèles dans son sandwich crudités»…
Rire fait du bien, Freud le répète dans le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient. Le rire est une «pure joie», disait Spinoza. Et l’on a d’autant plus besoin de rire que le monde va mal. Le système économique fait de nous des machines remplaçables ? Le rire évidemment est subversif. Face à l’absurdité de la violence, sociale ou terroriste, rions. Il faut rire pour ne pas être sidéré. Le mot sidération a la même étymologie que désir, et vient de sidus, «l’étoile» ou «les étoiles». Le rire est dé-sidérant, au sens étymologique du terme. Il permet de retrouver la voie du désir.
«J’oserai même établir une hiérarchie des philosophes d’après la qualité de leur rire», écrit Nietzsche dans Par-delà Bien et Mal- après un passage où il dénonce le culte de la souffrance. Nietzsche est le grand philosophe du rire. Il faut «désapprendre la mélancolie», écrit-il.
Pour Nietzsche, le rire est «une guerre», et «une victoire». Il est révélateur. Mais, il y a rire et rire, évidemment. «Quand l’homme rit à gorge déployée, il surpasse tous les animaux en vulgarité.» L’homme vraiment joyeux doit «désapprendre le rire bruyant».
Et Zarathoustra lance : «Hommes supérieurs, apprenez donc
à rire.» En ajoutant : il faut «danser sur les tristesses comme sur les prairies». C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais Nietzsche, ne l’oublions pas, s’adresse au Surhomme qui sommeille en chacun de nous.