Éloge littéraire de la gueule de bois, par Hugo Rifkind


Un article à lire avant les fêtes, car il évoque avec pertinence Kingsley Amis… Article qui est aussi à rattacher à notre récent conseil lecture de la
Brève histoire de l’ivresse de Mark Forsyth.  (À l’occasion sur le sujet, vous pourrez lire aussi Orlando de Rudder qui est bien érudit (et bien drôle, du moins au début) dans son Bréviaire de la gueule de bois. Il y donne par ailleurs des recettes éprouvées ou fantasques pour la faire passer, cette fameuse GDB.) 

La pilule philosophique. Éloge littéraire de la gueule de bois,
>>> paru dans Courrier International
du 14 octobre 2023.

La gueule de bois n’est jamais un mauvais sujet pour un écrivain. [L’auteur anglais] Kingsley Amis était sans doute le plus doué. Dans Lucky Jim [Jim-la-chance], il donne ainsi le récit de l’état du pauvre Dixon : “un bruit poudreux faisait battre le monde extérieur comme un pouls”, “sa bouche avait servi de latrines, puis de mausolée, à quelque petite créature de la nuit”, “au cours de la nuit, aussi, il avait plus ou moins pris part à une partie de cross-country, puis avait été proprement rossé par la police secrète”.
Et puis il y a ma description préférée d’un lendemain de cuite par [le comédien] Richard E. Grant dans [le film de 1987] Withnail and I [Withnail et moi], le lapidaire : “J’ai l’impression qu’un cochon m’a chié dans le crâne.”
Une pensée également pour le poète écossais Robert Burns. “Je vous écris depuis les régions de l’enfer, au milieu des horreurs des damnés”, écrit-il dans une lettre d’excuse après s’être ridiculisé lors d’un dîner. “Me voici, couché dans un lit de cruels ajoncs, la tête endolorie sur un oreiller d’épines acérées, tandis qu’un vieil homme cruel et ridé me tourmente sans relâche. Son nom, je le crains, est ‘Réminiscences’ et, muni d’un fouet armé de pointes, il interdit à la paix et au repos de s’approcher de moi.” Et il continue ainsi – de manière assez pathétique, il faut le dire – pendant un bon moment.
Aucune de ces descriptions ne sont des expériences enviables. Jusqu’à ce qu’on distingue, dans la prose de Burns, une petite pointe de fierté derrière l’abondante profusion de remords. Remémorez-vous à présent vos premières cuites, celles de votre adolescence. À mesure que nous vieillissons, nous avons tendance à regretter amèrement de ne pas être restés au jus d’orange les lendemains de soirées trop arrosées. Mais, à l’époque, la gueule de bois avait valeur de blessure de guerre. Elle nous donnait l’occasion de frimer. Elle était la preuve du caractère extraordinaire de la soirée de la veille.
“Quelle soirée, dit donc en substance Burns, c’était du délire.” Pire que l’ivresse selon Aristote
Creusons un peu si vous le voulez bien, comme Amis dans ce recueil d’essais intitulé Notre verre quotidien. Un chapitre tout entier y est consacré au mal de crâne post-biture. Il est divisé en deux parties, la gueule de bois physique et la métaphysique. La première peut être combattue par un grand nombre de remèdes. Mais pour surmonter la seconde, la gueule de bois métaphysique, il faut d’abord se convaincre “que vous n’êtes pas un être ignoble, que vous n’avez pas de lésion au cerveau, que vous n’êtes pas si nul dans votre boulot, et que votre famille et vos amis ne se sont pas ligués dans un vaste complot visant à dissimuler les pires pensées qu’ils éprouvent à votre égard”, et ainsi de suite.
Rien de bien agréable. C’est, cependant, un état altéré, qui nous fait penser différemment. Étonnamment, les philosophes, qui buvaient et pensaient beaucoup, abordent rarement la question de la gueule de bois. À l’exception notable d’Aristote, qui écrivait que la gueule de bois “fait encore plus de mal que l’ivresse, parce que cette indisposition touche les gens revenus à leur état normal”. Une réflexion assez juste, et nous y reviendrons plus tard. (Aristote pensait aussi que le chou était un excellent remède contre la gueule de bois. Je ne peux pas vous dire, je n’ai pas essayé.)
La plupart des philosophes sont bien plus intéressés par l’ivresse. Platon, le mentor d’Aristote, était un peu torturé par le sujet. En tant que Grec de l’antiquité, il se passionnait par l’idée des états altérés et de la transcendance conceptuelle. Comme l’ivresse était pensée comme une frénésie dionysienne, Platon imaginait que les grands penseurs pouvaient atteindre une sorte de transe philosophique analogue. Et il avance donc dans Timée : “Aucun homme ne peut atteindre la véritable inspiration tout en conservant son esprit rationnel.”
C’est un sentiment du même ordre qu’Oscar Wilde décrit à propos de l’absinthe :
“Le premier verre vous montre les choses comme vous voulez les voir, le second vous les montre telles qu’elles ne sont pas ; après le troisième, vous les voyez comme elles sont vraiment. Et il n’y a rien de pire au monde.” Pourtant, si Platon aimait l’idée de l’ivresse, il était conscient que la vraie ivresse n’était pas, au bout du compte, très productive sur le plan intellectuel (on le comprend dans Le Banquet, quand Alcibiade se présente complètement bourré et oblige Socrate à porter un chapeau). Et c’est le dilemme de Platon. Il veut être ivre tout en restant sobre. Un peu comme tout le monde, non ?
La lucidité, enfin
C’est là que je reviens à Aristote et sa remarque intéressante sur la gueule de bois révélatrice du moi profond, contrairement à l’état d’ébriété. Avec une gueule de bois, vous êtes encore proche de l’état de conscience altéré de la nuit précédente. Vous avez une vision du monde certes toujours troublée, mais plus lucide. Ça ne durera pas. Bientôt, le brouillard réconfortant de la vie reprendra le dessus. Mais pendant une gueule de bois, quelle vision lucide sur le monde ! Cette clairvoyance extrême permet d’analyser le monde entier – et votre petite personne – sans illusions. Et certes, vous avez mal au crâne, et certes, vous avez un peu honte de vous être comporté comme un idiot et d’avoir raconté n’importe quoi à votre patron. Mais cette lucidité amère n’est-elle pas précieuse ? Toutes vos prétentions et vos impostures ont révélé leur vacuité. Et il ne vous reste plus qu’à jouir de la libération que la gueule de bois procure. Vous n’avez jamais été aussi libre et vivant.
Alors, vite, du paracétamol. Ou des feuilles de chou. —— Hugo Rifkind